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Depuis la fenêtre de sa salle de bains, Janet Runcible avait une vue plongeante sur la colline et l’arrière-cour des Dombrosio. Elle voyait leur patio, les trois chaises longues en métal et plastique vert, le barbecue portatif, une tasse et sa soucoupe qu’on avait laissées dehors. Un arbre masquait la porte de la maison donnant sur le patio. Des arbustes, poussant à flanc de coteau, empêchaient Janet de découvrir l’intérieur de la maison elle-même, mais elle voyait très bien le garage attenant, sur le côté, à l’écart du patio.
À travers la fenêtre du garage, Janet distinguait la silhouette de Walt Dombrosio. Il était onze heures du matin, et c’était un mercredi – elle s’en assura en consultant la date du journal de la veille. Hier, déjà, Dombrosio avait passé toute la journée chez lui.
Avait-il perdu son emploi à San Francisco ? Avait-il donné sa démission ? Ou était-il malade ? En vacances, peut-être ?
Mais la voiture de sport partait toujours d’aussi bonne heure le matin ; Janet l’entendait descendre la côte vers six heures moins le quart. Et elle remontait dans la soirée. À la même heure que d’habitude.
Donc, conclut Janet, Mme Dombrosio partait seule. En respectant exactement les mêmes horaires que son mari.
Ce ne pouvait être que Sherry qui conduisait la voiture de sport, car il n’y avait que deux personnes dans la famille Dombrosio. Et Janet ne voyait plus Sherry pendant la journée, seulement son mari.
Dans le silence de midi, la plainte aiguë d’une scie électrique s’éleva dans l’atmosphère et parvint jusqu’à Janet. Walt sciait du bois. Dans son atelier, il fabriquait quelque chose avec du bois.
Il bricole dans son garage au milieu de la journée, se dit Janet. Il est sûrement au chômage. À moins, pensa-t-elle, qu’on lui ait confié un travail à faire chez lui. Mais cela semblait peu probable.
Malgré tout, il était difficile de croire que Dombrosio ait perdu son emploi, et que sa femme en ait aussitôt trouvé un qui l’oblige à partir à San Francisco et l’en fasse revenir exactement aux mêmes heures. Tout cela était bien mystérieux.
Renonçant à comprendre, Janet quitta la salle de bains et retourna au salon, où sa cigarette s’était complètement consumée dans le cendrier de la table basse.
Supposons, se dit-elle en s’asseyant sur le canapé, qu’il ait perdu son travail parce qu’on a suspendu son permis de conduire ? Mais… Mon Dieu. Cela voudrait dire que Dombrosio se retrouvait au chômage à cause de Léo, puisque c’était Léo qui lui avait fait perdre son permis.
À présent, Janet était en proie à un tel affolement qu’elle fut incapable de rester assise. Se levant, elle se mit à faire les cent pas dans la pièce, les mains serrées l’une contre l’autre jusqu’à ce que ses ongles se plantent dans ses paumes. Dieu du Ciel, pensa-t-elle. J’ai prié pour que cela ne se produise pas, mais je savais que c’était inévitable. Ce que je redoutais est arrivé.
Montant du flanc de la colline, le bruit de la scie parvenait jusqu’à elle. Je l’entends, pensa Janet, hors d’elle. Ici, dans mon propre salon, je l’entends travailler dans son garage. Que fait-il ? Elle plaqua ses mains sur ses oreilles. Est-ce que cela va durer toute la journée ? Est-ce que je vais rester bloquée ici, condamnée à l’écouter ? Ce n’est pas moi qui ai appelé la police, c’est Léo. Mais Léo n’est pas obligé, lui, d’entendre ce bruit. Il est à son bureau. Il est à l’abri, loin d’ici, où rien ne peut l’atteindre. À l’agence immobilière Runcible. Isolé, protégé.
Et c’est moi, pensa-t-elle, qui dois payer pour ce que Léo a fait. C’est toujours comme ça. Les coupables ne paient jamais. Seulement les innocents. Voilà la véritable signification du christianisme.
Se dirigeant vers la bibliothèque, Janet en sortit la bible du Roi Jacques, puis, pour faire bonne mesure, la bible juive de Léo. Les yeux fermés, elle ouvrit les deux livres au hasard et sélectionna dans chacun d’eux un passage à l’aveuglette. La barbe ! se dit-elle en lisant des versets qui lui semblaient dénués de sens. Manifestement, ils ne pouvaient pas s’appliquer à la situation présente. Il doit bien exister un moyen de savoir ce qu’il faut faire, pensa-t-elle. De trouver la meilleure solution au problème.
Près de la table basse, elle s’agenouilla, puis s’assit sur le tapis. Le porte-revues était rempli de vieux journaux ; elle en sortit toute une pile, et commença à les trier. Elle cherchait le numéro du magazine This Week qui était arrivé en même temps que le Chronicle au début du mois. Elle se rappelait y avoir lu un article qui, sur le moment, lui avait paru profond. Et elle en avait besoin, maintenant, pour y puiser toute la sagesse qu’elle pourrait y trouver.
Elle ne le retrouva pas, mais elle en découvrit un autre, dans un magazine différent, qu’elle n’avait pas encore remarqué. Il était signé par un jeune animateur de radio qui débutait dans le métier – sa photo illustrait le texte, et il avait l’air d’être un garçon gentil, honnête, et digne de confiance. Dans son article, il donnait des conseils à tous ceux qui se sentaient perdus. Il s’adressait surtout, bien sûr, à un public d’adolescents. Mais, en le lisant, Janet s’aperçut qu’il pouvait toucher une audience plus large. Si une chose est vraie, pensa-t-elle, si elle est valable pour une personne, elle l’est pour tout le monde. Ce n’est pas une question d’âge.
Pendant un long moment, elle se pencha sur les divers conseils du jeune animateur, et finalement, elle se retrouva à son point de départ, confrontée à une évidence qu’elle connaissait depuis toujours. C’est envers son mari qu’une femme doit être, avant tout, loyale. Vous devez le soutenir, quoi qu’il fasse ; il reste votre mari. Léo, lui, ne l’avait pas abandonnée quand elle avait eu cette terrible dépression en 1958, après la période où elle avait essayé de travailler à l’agence. Il avait souffert autant qu’elle. Et il avait été privé de l’aide qu’elle pouvait lui apporter ; il était marié à une femme qui n’était pas capable de porter sa part du fardeau, et pourtant, il ne l’avait pas abandonnée.
Si j’avais tenu mon rôle, pensa-t-elle, il ne serait pas constamment à cran, sur les nerfs. Il n’aurait jamais dit toutes ces horreurs à Paul Wilby, et il n’aurait pas téléphoné à Walt Dombrosio ; du moins, pas avant d’avoir réfléchi calmement à la question. C’est ma faute. C’est moi qui ai tous les torts. Quoi que Léo ait pu faire de mal – s’il a réellement mal agi – c’est à moi qu’on pourrait le reprocher.
Par conséquent, comprit-elle, si Walt Dombrosio a perdu son emploi à cause de sa suspension de permis, c’est encore ma faute.
Si je n’avais pas fait faux bond à Léo en 1958, se dit Janet, si j’étais restée à l’agence pour y travailler, si je n’avais pas été si faible, Walt Dombrosio n’aurait pas souffert ce qu’il a souffert. Cette horrible épreuve d’avoir à subir une arrestation, de devoir déposer une caution, de passer en jugement, de se voir retirer son permis de conduire, sans compter ce qui a pu se passer ensuite entre lui et son employeur…
C’était trop. Le simple fait d’y penser lui était insupportable. Plaquant de nouveau ses mains sur ses oreilles, Janet courut s’enfermer dans la cuisine ; puis, retenant son souffle, elle se figea sur place, grimaçante, sentant les larmes lui monter aux yeux. Je ne suis pas digne de vivre sur cette terre, se dit-elle. Elle déclara à voix haute : « Je devrais être morte. » Et les larmes se mirent à couler sur ses joues pour tomber sur le devant de son chemisier. Elle vit de grosses taches sombres s’étendre sur le tissu blanc.
Oh, mon Dieu, pensa-t-elle. Qu’est-ce que je donnerais pour un verre d’alcool…
Janet se rendit compte qu’elle allait devoir changer de chemisier. Elle regagna sa chambre, baissa le store, ferma la porte, puis elle déboutonna son chemisier et l’ôta.
Dans la pénombre de la pièce, elle fouilla parmi ses vêtements dans les tiroirs de la commode, et finit par allumer sa lampe. Monté dans le pied de la lampe, sous une protection en plastique, se trouvait un quatrain qu’elle avait découpé dans un magazine des années plus tôt. L’apercevant, elle s’arrêta net pour le relire. Elle l’avait déjà lu des milliers de fois dans sa vie, et il lui avait toujours apporté un peu de sérénité.
Et quand le Juge Suprême, la partie terminée,
Viendra compter les points que vous avez marqués,
Peu lui importera que vous ayez perdu ou gagné ;
Mais il voudra savoir comment vous avez joué.
Oui, se dit Janet, ce qui compte, c’est la façon dont j’ai joué la partie. Et comment l’ai-je jouée ? Aussi mal que possible. En faisant du tort à tous ceux qui m’entourent, en les laissant porter ma part du fardeau parce que je suis égoïste et sans cœur. D’abord, ma famille, puis Léo, et même mes voisins. Cela s’est étendu à toute la communauté. Comme cette fois où je me suis dispensée de venir à la vente de gâteaux, si bien qu’il n’y a pas eu un seul gâteau blanc avec un glaçage au chocolat. Et on m’a dit que beaucoup de gens en avaient demandé. Si j’en avais apporté, ils se seraient tous vendus.
Marié à quelqu’un d’autre, pensa Janet, à une femme volontaire, résolue et capable, Léo aurait peut-être pu mettre en pratique certains des extraordinaires idéaux qui le déchirent intérieurement. Une année, il voulait que je me présente comme candidate au conseil d’établissement de l’école… Comment aurais-je pu faire cela ? Mais une autre femme se serait sans doute montrée à la hauteur. Une femme plus valable que moi.
Avant tout chose, Léo aurait dû avoir une compagne, une épouse qui aurait travaillé avec lui, côte à côte, comme ces femmes en Israël. S’il avait épousé une Juive, peut-être… Là encore, Janet ne lui avait été d’aucune aide. Elle n’était pas juive, et n’avait pas voulu se convertir. Elle s’était accrochée à son ancienne foi, non parce qu’elle la respectait, mais parce qu’elle avait peur du changement. Elle ne savait pas à quoi une nouvelle religion pouvait l’engager.
Ce n’est pas à la maison, conclut-elle, que Léo a besoin de moi, mais dans son travail. Là où se livrent les batailles.
Quand toute la ville saura que c’est lui qui a fait perdre son permis de conduire à Dombrosio, les gens auront de Léo une opinion encore plus défavorable qu’avant. Et, pensa Janet, je sais que l’estime des autres compte beaucoup pour lui. Je le vois bien. Le souci que cela lui cause, c’est un cancer de plus qui le ronge intérieurement. Sait-il que Dombrosio est chômeur ? Je me le demande. Il lui a fallu deux mois pour apprendre sa suspension de permis. Il ne remarquera peut-être pas que Dombrosio passe ses journées chez lui… Après tout, nous ne parlons pas aux Dombrosio. Et Léo est au bureau pendant la journée, sauf s’il doit repasser à la maison pour prendre quelque chose qu’il a oublié.
Comment réagira-t-il quand il apprendra la nouvelle ? se demanda Janet. Pourra-t-il se pardonner ce qu’il a fait ? Puis elle pensa : peut-être Léo pourrait-il donner du travail à Dombrosio ? À l’agence. Mais le seul emploi possible consisterait à taper à la machine, répondre au téléphone, et donner des trousseaux de clés. Léo avait engagé, pour faire ça, une vieille dame en pré-retraite, l’épouse d’un fermier.
Tôt ou tard, Léo saura la vérité, se dit Janet. Ce n’est pas moi qui la lui apprendrai, malgré tout ; je ne lui ai rien dit au sujet du permis de conduire. Mais… je fais peut-être le mauvais choix, une fois de plus. Le choix des faibles.
Se rendant à la cuisine, elle mit le café à réchauffer sur la cuisinière. Puis elle découvrit qu’elle ne portait pas de chemisier. Après l’avoir ôté, elle avait commencé à en chercher un autre, puis elle avait oublié ce qu’elle était en train de faire. Une fois de plus, elle s’était laissée emporter par ses rêveries, par ses soucis. Elle retourna donc aussitôt dans sa chambre, où seule la lampe jaune perçait l’obscurité. Cette fois-ci, elle sortit un pull du tiroir et l’enfila à la hâte. Puis elle fit une halte dans la salle de bains, le temps d’arranger ses cheveux ; le pull l’avait décoiffée.
J’aurais bien besoin d’un peu de maquillage, se dit-elle en s’examinant dans le miroir. Sa peau semblait si sèche… Et ces pattes d’oie sous ses yeux… Elle commença à se mettre un peu de poudre, et souligna ses sourcils d’un coup de crayon. Sans maquillage, ils étaient si pâles qu’on les voyait à peine.
Tandis qu’elle finissait ces quelques retouches devant le miroir, Janet entendit un bruit bizarre. Pendant un moment, elle continua à se passer du rouge à lèvres, puis, avec une consternation subite, elle identifia le son : c’était le café qui bouillait. Maintenant, il était imbuvable. Laissant tomber son rouge à lèvres dans le lavabo, elle courut à la cuisine et arracha au vol la cafetière du brûleur. L’odeur du café bouilli emplissait la pièce ; dégoûtée, Janet vida la cafetière dans l’évier.
Après le dégoût, vint la lassitude, et un désespoir grandissant qui l’accapara tout entière. S’asseyant lourdement à la table de la cuisine, Janet posa sa tête sur ses bras et ferma les yeux. Le désespoir, peu à peu, fit place au vide total de la dépression, la pire sensation qui soit.
Supposons, se dit-elle, qu’une chose pareille soit arrivée à mon mari. Supposons que Léo soit malade, ou blessé, dans l’incapacité de travailler. Je ne vaux déjà rien comme maîtresse de maison ; je ne sais même pas réchauffer du café dans ma propre cuisine sans le rendre imbuvable. Comment pourrait-on attendre de moi que je fasse la même chose que Sherry Dombrosio : me lancer dans le monde du travail, et reprendre le fardeau au moment où mon mari ne peut plus le porter ?
Quel contraste entre elle et moi, pensa Janet. Dès l’instant où Dombrosio a perdu son permis, elle a aussitôt pris le relai pour le conduire à son travail. Chaque matin, sans jamais lui faire faux-bond. Et maintenant, elle a un emploi. Elle est véritablement l’égale de son mari, sa compagne, prête à partager – capable de partager.
Voilà ce qui me manque, comprit-elle. La capacité. Je serais disposée à le faire, mais je n’en serais pas capable. À présent, c’était un sentiment de panique qui s’emparait d’elle, à la seule idée de chercher du travail, de se rendre tous les matins à San Francisco en voiture…
Cette femme, pensa-t-elle, m’est tellement supérieure que ce n’en est même plus drôle. Séduisante, compétente, énergique. Elle s’habille tellement bien. Regarde ses vêtements, et puis regarde les tiens. Regarde tout ce que tu renverses sur toi… il faut voir ça. Relevant la tête, Janet examina le pull qu’elle venait d’enfiler. Pour l’instant, il est encore propre, se dit-elle. Mais dans une heure ou deux… je l’aurai sali, couvert de taches, comme un bébé ou une vieille édentée qui n’arrête pas de baver.
Mais si j’avais reçu la même éducation que Sherry, pensa Janet, et si j’avais eu autant d’argent qu’elle… Cet argent que sa famille lui avait consacré, comme une sorte d’investissement.
Sherry est le produit d’une société riche, se dit Janet Runcible. Cette femme-là ne s’est pas faite elle-même ; elle n’est pas responsable de ce qu’elle est. Personne n’est responsable de ce qu’il est, d’ailleurs. Tout être humain n’est que le produit de la société dont il est issu.
Comment pourrais-je être semblable à elle ? Jamais la vie ne m’a offert les chances qui ont été données à Sherry Dombrosio.
Les femmes comme elles reçoivent une formation qui les destine à devenir cadres, se dit Janet. La classe à laquelle Sherry appartient, c’est celle qui produit tout naturellement les dirigeants de ce pays ; celle des intellectuels sortis des meilleures universités. Tous camarades de promotion, anciens élèves des mêmes facs. Harvard, comme Franklin Roosevelt. Cela se sent à leur façon de parler ; ils ont presque un accent à eux.
Et dans leur vie professionnelle, ils se consultent les uns les autres : avocats, médecins, relations d’affaires, quand ils ont besoin de conseils, ils ne vont pas les chercher ailleurs. Ils restent entre eux.
Et c’est un milieu dans lequel on ne peut pas pénétrer, si on n’y appartient pas de par sa naissance. On fait partie du clan, ou on en reste exclu. Qu’est-ce que je peux faire ? Apprendre à parler, à m’habiller ?
Il a fallu une vie entière pour que Sherry devienne ce qu’elle est aujourd’hui. Les pensionnats les plus coûteux. Même les meilleurs dentistes. Dès leur enfance, on leur redresse, on leur soigne les dents. On peut juger, pensa Janet, du milieu social d’où est issu un individu en regardant ses dents. Il suffit de voir les enfants des fermiers de la région. S’ils ont les dents de travers, personne n’y fait attention. Il n’est surtout pas question de dépenser plusieurs milliers de dollars pour leur faire suivre un traitement d’orthodontie. Ils ne savent sans doute pas que ce genre de chose existe. Alors, quand le fils, la fille d’un fermier grandissent et sortent de leur trou à rats, quand ils s’aventurent dans le monde réel…
Exactement comme moi, pensa Janet. Ils doivent abandonner tout espoir de réussir. De devenir quelqu’un. Ils sont condamnés à une existence lamentable, et ils regardent de l’extérieur ce qui se passe dans les hautes sphères de l’élite. Quelle injustice, quelle méchanceté régissent notre univers, se dit-elle. Quand on pense que quelques personnes, dès la naissance, sont dotées de tous les avantages…
Soudain, Janet se rendit compte – et c’était une révélation terriblement écrasante – que l’aspect moral du problème n’était pas réellement le plus important. Il s’agissait avant tout d’une réalité concrète. Et au moment où elle comprit cela, une vague de peur monta en elle pour exploser aussitôt ; les mains pressées sur les oreilles, elle se balança d’arrière en avant, en poussant des petits couinements de frayeur.
— Qu’est-ce que ça prouve ? dit-elle tout haut, d’une voix qui résonna dans la cuisine. Cela prouve que je n’ai pas la moindre chance.
Elle pouvait essayer de toutes ses forces, elle ne réussirait pas. Aussi vital son succès fût-il. Même si leur situation financière devenait désespérée, elle serait incapable de se risquer dans le monde réel pour se battre. Parce que cela prenait toute une vie, d’apprendre à se battre ; cela prenait toute une vie, pour acquérir les armes nécessaires. Et il ne fallait pas y voir la preuve que notre univers était mal fait, mais plutôt qu’elle, Janet Runcible, ne serait jamais, absolument jamais, capable d’y survivre. Comment lutter, dans le monde du travail, contre des femmes comme Sherry Dombrosio ? Car, même si une entreprise, dérogeant à ses principes, se laissait aller à engager une femme, ce ne serait jamais elle, Janet, qui serait embauchée, mais Sherry et toutes les autres femmes de sa caste, grâce à leur allure, leurs vêtements, aux maniérismes propres à leur façon de s’exprimer.
C’est pourquoi quelqu’un comme elle ne serait jamais en paix ; elle ne se sentirait jamais à l’abri du danger. Elle était condamnée à connaître, toute sa vie, l’insécurité, jusqu’à ce que la tombe s’ouvre devant elle et l’engloutisse.
Quittant sa chaise, Janet se mit à errer dans la maison, sans se soucier de l’endroit où elle se trouvait. Elle passa d’une pièce à l’autre, revenant sur ses pas, à peine consciente de la présence des meubles – à un certain moment, elle se cogna le gros orteil contre le pied du canapé ; à un autre, elle heurta de plein fouet la porte de la chambre restée entrouverte.
Ce qui est arrivé, conclut-elle, c’est que la structure même de la famille a éclaté depuis la Seconde Guerre mondiale. Pendant la guerre, les femmes ont commencé à faire des travaux de soudure dans les usines d’armement. Comme les hommes. Et le communisme a eu le même effet que la guerre. Sherry Dombrosio ne devrait pas travailler pour gagner sa vie, parce que c’est le rôle de l’homme. Ce n’est pas étonnant que je sois aussi angoissée, se dit Janet. On s’est moqué de moi. Pourtant, je suis restée chez moi et j’ai fait mon devoir, en ayant un enfant. Voilà à quoi servent les femmes. Elles ne sont pas faites pour travailler à la chaîne dans une usine, comme ces grosses matrones russes qui appellent tout le monde : « Camarade ». Ce ne sont pas des manières, pour une Américaine.
Par certains côtés, se dit Janet, ces Dombrosio sont des communistes. Ce Noir qu’ils ont invité chez eux, par exemple. Les mariages interraciaux font partie du programme que les communistes proposent pour l’Amérique.
Sherry ne devrait pas aller travailler. Elle ne devrait pas avoir à le faire. Son devoir, c’est de rester à la maison, et d’avoir des enfants. Et ça, elle n’en a pas été capable ; elle a failli à sa véritable mission. Si son mari n’avait pas perdu son emploi, elle serait chez elle. Il a manqué à ses devoirs envers elle. Il l’a privée de la sécurité que leur procurait sa capacité à gagner sa vie.
C’est à l’homme que cette tâche incombe, se répéta Janet en parcourant nerveusement toute la maison. C’est lui qui est censé affronter les réalités de la vie, et s’il échoue, ce n’est pas à la femme de prendre sa place. Si Léo n’est plus capable de gagner notre pain à tous, ce n’est pas à moi – ni à Jerome non plus – de le remplacer. Ce que doit faire une femme, en pareil cas, c’est accepter le fait que son mari est un raté, et consacrer tous ses efforts à lui redonner confiance. Veiller à bien panser ses plaies, et le remettre sur pieds pour le renvoyer sur le champ de bataille. Pour qu’il combatte de nouveau en première ligne.
Pourquoi Sherry est-elle au travail ? se demanda Janet. À présent, son humeur n’était plus sous l’emprise de la dépression ; elle était gagnée par la colère, et son corps tout entier vibrait sous l’effet de son agitation. Elle ne cessait de joindre les mains, de serrer les poings. Son pas s’accéléra. Un homme comme Dombrosio, qui reste à la maison… En quoi est-il différent d’un simple vagabond ? Combien de temps a-t-il l’intention de bricoler dans son garage, à fabriquer des abris pour les oiseaux ou je ne sais trop quoi ?
Si j’étais sa femme, je ne tolérerais jamais une chose pareille ; je supporterais cela un jour ou deux, peut-être, puis j’y mettrais fin. Je le forcerais à se remettre au travail ; je lui ferais passer l’envie de traîner à la maison. Je lui mènerais tellement la vie dure qu’il serait trop content de chercher un autre emploi.
Tout à coup, les pensées de Janet se tournèrent vers Sherry, vers l’épouse ; sa colère tomba, et une bouffée de commisération – une sensation douce et chaude – monta en elle, l’étouffant presque. Des larmes lui brûlèrent les yeux, et elle dit tout bas, d’une voix mal assurée :
— La pauvre femme… La pauvre femme…
Je devrais aller la voir pour lui apporter mon soutien, pensa Janet. Lui dire ce que j’éprouve, et à quel point je la comprends. Léo m’a obligée à aller travailler ; il a essayé de se débarrasser sur moi de ses responsabilités. Mais je ne me suis pas laissée faire. Non, lui ai-je dit. C’est toi que cela regarde, Léo. C’est à toi d’assumer cette charge. Tu ne peux pas me demander de gérer ton agence immobilière, pas plus que je ne pourrais exiger de toi d’avoir des enfants à ma place, si j’en étais incapable.
Cette femme-là est une victime. En manquant à ses devoirs, son mari l’a trahie. C’est comme s’il l’avait abandonnée pour s’enfuir avec une maîtresse. Entre eux deux, la confiance sacrée du mariage a été bafouée. Et l’ironie de la situation, c’est que, lorsqu’un homme se conduit de cette façon envers sa femme, il a toujours une bonne excuse à fournir. Il trouve à chaque fois une explication convaincante, si bien que sa femme se sent coupable, et croit de son « devoir » de faire quelque chose. Trouver du travail, par exemple, comme Sherry.
Si Léo avait perdu son emploi, il ne tarderait pas à faire pression sur moi de la même manière ; il s’emploierait à me donner mauvaise conscience. Oui, les hommes provoquent chez nous un sentiment de culpabilité. Ils ne manquent pas de moyens pour y parvenir.
La solution, c’est de lutter ; nous devons refuser d’entrer dans ce jeu.
Cette culpabilité, nous devons la rejeter sur eux, puisque c’est de chez eux qu’elle vient. De leur monde à eux, le monde des hommes. Qu’ils s’y battent à leur aise, et qu’ils laissent donc aux femmes la mission que Notre Seigneur leur a confiée : rester à la maison et faire des enfants.
Oh oui, pensa Janet avec angoisse. J’en suis passée par là ; je sais si bien comment cela se passe. Comment on fait pression sur nous, par mille moyens anodins. Avec une telle habileté. Sherry le sait-elle ? Dans le monde d’où elle vient, ce genre de chose n’existait sans doute pas. On jouait cartes sur table. Se rend-elle compte de ce qui lui arrive ? Pour moi, c’est parfaitement limpide ; je peux observer leur mariage de l’extérieur, et j’y vois clair.
Si Sherry n’a pas compris, se dit Janet, il serait temps qu’elle le fasse. Et son mari aussi. C’est injuste qu’il continue ainsi à abuser sa femme, et à se leurrer lui-même quant à la véritable nature de la situation.
S’approchant du placard de la cuisine, Janet monta sur le petit escabeau et, tendant le bras vers la dernière étagère, elle repoussa sur le côté de grosses boîtes d’abricots et de jus de tomate, pour exhumer la bouteille de mauvais Tokay qu’elle y avait rangée, dégoûtée, le mois précédent. Il était là, toujours aussi mauvais, mais au moins, c’était quelque chose.
Munie d’un gobelet pris dans l’évier, elle alla poser le Toquay sur la table de la cuisine et s’assit de nouveau. C’était vraiment un breuvage épouvantable ; on aurait dit du sirop pour la toux. Et beaucoup trop sucré. Elle savait que cela la rendrait malade ; de toute sa vie, elle n’avait jamais été aussi malade que ce jour où elle avait bu du mauvais Tokay. Emportant son verre jusqu’à l’évier, elle dilua le vin avec de l’eau du robinet, qui le rendit un peu meilleur.
À présent, Janet le trouvait buvable. Et un cube de glace lui donna un goût presque agréable.
Travaillant toujours dans son atelier, Walter Dombrosio n’entendait rien d’autre que le bruit de la scie. Tout à coup, il sentit une présence ; relevant la tête, il sursauta, surpris. Sur le seuil de l’atelier – apparemment, elle avait traversé la maison sans trouver personne – se tenait Janet Runcible.
Ses lèvres remuaient. Malgré le hurlement de la scie, elle lui disait bonjour. Mais Dombrosio ne l’entendait pas. Il éteignit la machine ; la lame ralentit, puis finit par s’arrêter.
Le visage de Janet affichait un sourire, une sorte de rictus crispé qu’elle semblait arborer depuis un bon moment ; le temps qu’il lui avait fallu pour venir de chez elle, descendre la colline, explorer chaque pièce avant de le trouver. À présent, son sourire servait enfin à quelque chose. Janet portait un pull rouge et un pantalon de coton ; bien souvent, Dombrosio l’avait vue porter exactement les mêmes vêtements lorsqu’elle se rendait en ville ou qu’elle en revenait. Ses longs cheveux ternes pendaient ; elle ne les avait pas brossés. Dombrosio ne put s’empêcher de remarquer sa maigreur. Elle était grande et décharnée ; les tendons saillaient sur ses bras, et sa peau faisait des plis. Le dos de ses mains était couvert de taches de rousseur qui ressortaient sur la blancheur de la peau.
— Bonjour, dit-il d’un ton circonspect.
Il était mécontent de cette visite qui l’interrompait dans son travail, alors qu’il était complètement absorbé par le retaillage d’un bas de porte.
Lui souriant toujours, Janet dit :
— Je ne voudrais pas vous déranger.
Ses mots, prononcés avec soin, étaient parfaitement détachés les uns des autres. Comme si, pensa Dombrosio, elle faisait très attention à ne rien dire de désobligeant.
— Je vous en prie, répondit Walt en restant sur sa réserve.
Depuis l’incident au sujet de Charley, il n’avait eu pratiquement aucun contact avec les Runcible ; en fait, il avait fait de son mieux pour les chasser de son esprit. Avec tous les soucis qui l’accaparaient, il n’avait pas le temps de s’attarder sur le sort des Runcible.
Les yeux de Janet, bordés de rouge, se fixèrent sur lui. Ils brillaient d’un éclat qu’il ne parvint pas à identifier. Ce n’était pas de l’amusement. Une émotion difficile à cerner l’agitait intérieurement, et se reflétait dans son regard tandis qu’elle dévisageait Walt Dombrosio.
— Alors ? fit-elle.
Il ne sut quoi répondre.
Après un long silence, Janet parla de nouveau. L’éclat de son regard avait gagné en intensité. Était-ce de la vexation ?
— Alors ? répéta-t-elle. Qu’est-ce que vous en dites ?
— Ce que j’en dis ? Et de quoi ? s’étonna Dombrosio.
D’une voix très décidée, Janet précisa :
— D’une bonne tasse de café.
— Vous voulez une tasse de café ? fit Dombrosio.
La lueur qui dansait dans les yeux de sa voisine semblait braquée sur lui. Comme si Janet brûlait de lui dire quelque chose. Comme si elle avait du mal à le garder plus longtemps pour elle. Et pourtant, elle semblait incapable de s’exprimer. Les mots ne venaient pas.
— Oui, j’en boirais une avec plaisir, dit Janet.
Avec beaucoup de réticence, Dombrosio coupa l’alimentation de son équipement.
— Très bien, fit-il. Mais je ne peux pas m’absenter très longtemps.
Il n’était même pas particulièrement curieux de savoir pourquoi Janet Runcible était passée le voir ; la seule chose qui l’intéressait, c’était de reprendre son travail. Il tolérait sa présence, et c’était tout. On ne pouvait fermer sa porte aux visiteurs, bien sûr ; et quand ils étaient là, on ne pouvait échapper aux corvées de l’hospitalité.
— J’espère qu’il y a une cafetière toute faite, dit-il en passant devant Janet.
Dombrosio grimpa les trois marches menant à la maison. Pourvu, pensa-t-il, que je n’aie pas besoin de préparer une nouvelle cafetière. Il s’imaginait trop bien Janet installée dans sa cuisine en attendant que le café passe, la cigarette aux lèvres, son sac à main à côté d’elle, prête à rester là toute la journée. À bavarder sans cesse à propos de tout et de rien.
Derrière lui, Janet Runcible dit quelque chose qu’il ne saisit pas. Un murmure presque inaudible. À quelques pas de distance, elle le suivit jusqu’à la cuisine, et, quand il brancha la cafetière électrique, elle se posta près du réfrigérateur. Croisant les bras, elle s’appuya contre l’appareil ; elle ne s’assit pas, contrairement à ce que Dombrosio avait prévu.
— Le café est déjà fait, annonça-t-il de mauvaise grâce.
Mais Janet ne parut pas se formaliser du ton qu’il employait. Elle ne prêta aucune attention à ce qu’il avait dit ; elle continuait à le regarder fixement. Cela le rendit nerveux, irritable. Elle ne se décidait toujours pas à s’asseoir non plus ; Dombrosio alla se poster face à elle et soutint son regard.
Finalement, Janet constata :
— Vous n’êtes pas à votre travail.
— Non, fit-il.
— Vous restez à la maison.
— J’ai quitté mon emploi, expliqua-t-il.
Son ressentiment s’accrut encore, et ce n’est qu’au prix d’un gros effort qu’il parvint à le contenir. Il employa toute sa volonté à retrouver son calme. Ne t’énerve pas, s’exhorta-t-il. Cette vieille bique, qui ne connaît rien à rien, est descendue de sa colline parce qu’elle ne sait pas quoi faire de toute la sainte journée. Sa curiosité naturelle la rend avide de savoir tout ce qui se passe en ville. La seule chose qui l’intéresse, dans la vie, c’est de fourrer son nez dans les affaires des autres. Les harpies dans son genre se délectent des ragots, des malheurs des gens, des scandales ; elles n’écoutent que ça du matin au soir. En sortant d’ici, elle ira chez les voisins d’à côté, puis elle passera à la maison suivante.
Il faut que j’entre dans son jeu, se dit-il. Par charité pour elle.
Janet Runcible demanda :
— Vous êtes en train de construire une maison pour les oiseaux ?
— Non, répondit-il. J’installe une porte.
— Où est votre femme ?
— À son travail.
— À San Francisco ?
— Oui.
— Elle a trouvé un emploi intéressant ?
— Oui.
— Combien de temps va-t-elle continuer à travailler ?
— Je n’en sais rien, répondit Dombrosio.
— Ça ne lui plaît pas, de travailler, n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas.
Il haussa les épaules, réfrénant son antipathie pour cette femme. Il adopta un ton neutre.
— Avait-elle travaillé, auparavant ? Depuis votre mariage ?
— Non, dit-il.
Janet Runcible décréta :
— Vous ne devriez pas la laisser travailler.
Incapable de contenir sa rage plus longtemps, il explosa :
— Ah, oui ? Vraiment ?
Elle ne sembla pas s’offusquer du ton de sa voix. Apparemment, cela lui était égal.
— Ce n’est pas bien, dit-elle, qu’un mari reste à la maison et laisse sa femme travailler.
— Je vois, fit Dombrosio.
Sa voix était chargée d’une énorme dose d’ironie ; elle croulait sous le sarcasme.
— Vous devriez essayer de trouver du travail le plus tôt possible.
— C’est un peu difficile, répondit-il. Sans voiture.
— Vous pourriez prendre le bus Greyhound qui va à San Francisco.
— Je vais attendre, dit Dombrosio.
— Attendre quoi ?
— De récupérer mon permis.
Janet fit remarquer :
— Mon mari ne savait pas que vous étiez vraiment ivre. Il pensait que vous aviez seulement bu un verre ou deux.
Pour sa part, Dombrosio se moquait bien de l’opinion de Léo Runcible.
Mais il se passait quelque chose de bizarre. Le visage de Janet était devenu d’un blanc de craie. Elle regardait Dombrosio droit dans les yeux. Il crut d’abord qu’elle avait une attaque ; l’idée l’effleura un instant qu’elle était peut-être épileptique, ou quelque chose de ce genre. Cela expliquerait sa démarche désordonnée, pensa-t-il. Ses gestes maladroits.
Les lèvres de Janet remuèrent.
— Il faut que je parte, dit-elle d’une voix presque inaudible.
Les bras toujours croisés, elle fit demi-tour et fonça vers la porte. En courant, elle traversa la maison. Stupéfait, Dombrosio lui emboîta le pas.
Arrivée à la porte d’entrée, Janet s’arrêta, ne sachant plus que faire ; elle tripota le bouton, incapable d’ouvrir la porte. À présent, des larmes commençaient à dévaler ses joues.
— Oh, mon Dieu, fit-elle, laissant sa tête tomber en avant jusqu’à heurter le panneau de bois.
— Qu’y a-t-il ? demanda Dombrosio sans s’approcher d’elle.
Il éprouvait une aversion physique à l’idée de la toucher.
— Je viens juste de me rendre compte, dit Janet.
Ses yeux vides, sans vie, regardaient Dombrosio derrière ses paupières plissées.
Et à ces mots, il se rendit compte, lui aussi. Il comprit ce qu’elle voulait dire. Et pourquoi elle avait réagi ainsi. L’importance que cela avait.
— C’est votre mari qui m’a dénoncé à la police ? demanda-t-il. Ce fameux soir ?
Les yeux pâles, au regard aveugle, étaient toujours braqués sur Dombrosio, mais à présent, ils semblaient se perdre dans le vide. Janet pleurait et marmonnait, mais il n’arrivait pas à comprendre ce qu’elle essayait de dire.
— Le salaud, fit Dombrosio. L’infâme salaud !
Prenant appui contre la porte, Janet Runcible se redressa et retrouva son calme. Avec une dignité ampoulée, elle déclara :
— Mon mari n’a fait que son devoir.
— Son devoir, répéta Dombrosio.
— Vous auriez pu écraser un enfant.
Ouvrant la porte, elle sortit sur la véranda. Avec une prudence exagérée, elle s’agrippa à la rampe et descendit l’escalier marche par marche.
— C’est vous et votre mari, dit Dombrosio, que j’aurais voulu écraser.
À cela, Janet ne répondit rien. Lui tournant toujours le dos, elle continua de descendre l’allée, vers la route. Sans un regard pour Dombrosio, elle remonta la côte, vers sa propre maison. Bientôt, elle eut disparu.
Ainsi, c’était bien lui, pensa Walt Dombrosio. Je m’en doutais, mais je n’en étais pas sûr. Quelle idiote, cette bonne femme. Elle est laide, délabrée et complètement stupide.
Bientôt, il retourna à son atelier. Mettant de nouveau la scie en route, il reprit son travail. Ses mains tremblaient si fort qu’il dut s’arrêter aussitôt. Alors, au lieu de travailler, il resta là sans rien faire, les mains dans les poches. Et peu à peu, insensiblement, ses doigts partirent une fois de plus à la recherche d’une protubérance sur son bas-ventre. Pour mettre à l’épreuve son existence même, sa perpétuelle présence dans sa vie de tous les jours.